Interview d’Alain Aspect sur la physique et l’ordinateur quantiques

« Ce qui se conçoit bien s’énonce clairement » aurait dit Boileau. Le prix Nobel français de Physique 2022 illustre parfaitement cette maxime dans cet entretien qu’il a accordé au nouveau support scientifique Le nouvel esprit public. Il s’adresse à des néophytes curieux, sans connaissance préalables.

Cet échange est disponible ici et apporte un précieux éclairage à toute personne intéressée par le sujet.

En préalable, précisons que la physique quantique est la théorie de la physique la plus fructueuse du XX ème siècle. Elle répond aux questions telles que « Pourquoi la matière est-elle stable ? Qu’est ce que la liaison chimique ? Comment la courant se propage dans les matériaux conducteurs ? Comment la lumière est-elle émise « etc.

Dans cette présentation, Alain Aspect explique en préambule, que la physique quantique rebondit en permanence, à savoir que la réponse à une question ouvre une nouvelle question. De quoi ouvrir la porte à un doute, nécessaire à tout travail ou étude scientifiques.

L’expérience qui a pris plusieurs années de mise au point à l’équipe d’Alain Aspect et mettant en oeuvre la description théorique des inégalités de Bell, utilise des polariseurs pour mesurer la polarisation des photons intriqués émis par une source. Les polariseurs permettent de choisir l’orientation de la base de mesure, et de comparer les résultats obtenus par deux détecteurs situés à une distance suffisante pour exclure toute communication classique entre eux.

Un des points clés de la présentation se situe à 49’25 » de la présentation quand le physicien explique l’expérience qui permet de trancher entre les interprétations de Bohr et Einstein. En pratique, il s’agit de commutateurs optiques permettant de tourner rapidement les polariseurs ( intervalle de 10 ns !) un délai plus court que la vitesse de la lumière indépassable selon la relativité. En l’occurrence, le temps mis par la lumière pour franchir les 6 mètres du laboratoire entre le laser et les photomultiplicateurs était de 40ns. La violation des inégalités de Bell s’effectuait toujours, excluant l’hypothèse des variables cachés locales en excluant la possibilité de « conspiration des particules » à savoir leur échanges.

Avec ses expériences, Aspect a démontré la violation systématique des inégalités de Bell et confirmant ainsi les prédictions de la physique quantique. La conclusion par Aspect est la suivante « les propriétés d’une somme de particules ne se résume pas à la somme des particules individuelles; l’intrication est une propriété globale de la somme des particules » En bref, plusieurs particules intriquées forment un système global dans laquelle le spin ou autre propriété d’une particule réagit instantanément et simultanément en prenant la même orientation que l’autre. Sans communication puisque on ne peut pas dépasser la vitesse de la lumière si avait démontré qu’il existe une communication ! Le plus difficile à admettre c’est que cette propriété est valide à quelques mètres ou à des milliers de kilomètres selon une expérience chinoise voire dans un espace infini !

Un très bon article de la Wikipédia, explique clairement en quoi consistent ces fameuses inégalités de Bell et sur les expériences qui les mettent en pratique. Mais l’article scientifique le plus complet en anglais sur le théorème, revu par les pairs selon la méthode scientifique établissant un consensus très solide, figure dans Scolarpedia. Pour les non-familiers avec les mathématiques, la lecture des textes permet de saisir en partie le problème dans toute sa complexité.

J’ai retenu certains passages importants pour la compréhension de l’aspect contre intuitif de la physique quantique. Voici les réponses d’Alain Aspect:

« L’intrication est découverte par Einstein, Podolski et Rosen en 1935, dans le formalisme de la mécanique quantique. Par « formalisme », j’entends l’appareil mathématique qui permet de prévoir ce qui va se passer si l’on considère telle ou telle situation et qu’on fait telle ou telle mesure. Schrödinger s’était vaguement aperçu qu’il y avait là quelque chose de bizarre, mais dans l‘ensemble cela avait été assez peu étudié. »

Aspect pointe le fait que les résultats en physique quantique ne sont pas une chaine de causalités.

 « Les physiciens n’étaient pas habitués à ce que des résultats soient probabilistes, jusque là la physique était causale : telle cause produit telle conséquence. Enstein pensait que les objets ont une réalité, et que dans cette réalité, ils ont une propriété qui prédéterminera le résultat. C’est là le sujet du débat entre Einstein et Bohr. La première expérience prouvant l’intrication date en réalité de 1972, et c’est John Clauser qui l’a réalisée. La mienne a prouvé ce qu’on appelle « la non-localité quantique », le fait qu’on peut attendre jusqu’au tout dernier moment. »

Le résultat des expériences d’Alain Aspect ouvre immense champ épistémologique de la physique quantique

« En physique quantique, [….] il y a obligatoirement une phase où il faut « avaler » des choses énormes. Avant les expériences d’Aspect, « les physiciens suivaient l’épistémologie de Niels Bohr, que je résumerai par « shut up and calculate (« tais-toi et calcule »).

Le désaccord entre Bohr et Einstein est le suivant: « Einstein disait « vous voyez bien que votre formalisme est incomplet, la physique quantique n’est qu’une sorte de physique statistique, il faut aller « en-dessous » », tandis que Bohr disait « non, on ne peut pas la compléter »

L’ordinateur quantique

La puissance de calcul colossale des ordinateurs quantiques est résumée, en physique quantique, ainsi :

« Dans une paire de particules intriquées, il y a davantage d’information dans le tout que dans la somme des parties. Et ce supplément est très modéré quand il ne s’agit que de deux particules. Mais si j’en prends trois, le supplément est deux fois plus grand, quatre fois plus grand si j’en prends quatre, etc. Là encore, j’ai une croissance exponentielle. Si je prends cent particules, la quantité d’information supplémentaire est plus grande que la somme de toutes les particules de l’univers. »

Toute la difficulté est d’obtenir des particules (photons, électrons, atomes, selon la techno utilisée) quantiques parfaites.

 » Y a-t-il une limite au nombre d’objets que l’on peut intriquer, au nombre de bits quantiques ? Je pense que les efforts expérimentaux qui sont actuellement à l’œuvre pour intriquer un nombre de plus en plus grand d’objets, vont peut-être nous apporter un début de réponse. Aujourd’hui, on parvient à en intriquer quelques centaines, voire quelques milliers, mais avec des défauts. Si l’on avait cent bits quantiques parfaitement intriqués, on aurait notre ordinateur quantique. »

« Avec les bits quantiques, le problème est que les meilleurs codes de correcteurs d’erreurs demandent mille qbits excellents pour un seul bit logique. Il en faudrait donc au moins cent mille pour avoir quelque chose qui commencerait à ressembler à l’ordinateur quantique » Cela situe l’ampleur du problème.

La certitude de réaliser un véritable ordinateur quantique bute sur une correction d’erreurs parfaite et peut-être une limite que personne ne connait à ce jour. « Alors de deux choses l’une : soit on arrive à construire l’ordinateur quantique et ce sera merveilleux, soit on bute sur une limite, et tous les gens qui ont mis beaucoup d’argent dans ces recherches seront très déçus. Mais du point de vue théorique, ce sera également merveilleux. »

A lire également le cours de base d’Olivier Ezratty sur la physique quantique ainsi que d’autres vulgarisation instructives, dont celle du CEA sur l’ordinateur quantique.

Note 1: L‘interprétation expérimentale de Bell, effectuée par l’équipe d’Aspect n’est pas la seule. Elle n’invalide pas les théories à variables cachées non locales telles que la théorie de De Broglie-Bohm.

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