Internet: qui possède notre futur Jaron Lanier (Ed: Le Pommier)

Editions Le Pommier Collection Manifestes

( sous-titres)

Allons-nous laisser les gros serveurs maitrisant les algorithmes les plus puissants confisquer notre avenir ?

Comment faire pour qu’Internet devienne l’eldorado … pour tous ?

Il n’y a pas de repas gratuit. L’abondance de services sans bourse délier, la transparence ou le partage des informations, personnelles ou moins confidentielles, sont des supercheries selon Jaron Lanier. Dans ce livre très stimulant, il démonte le système économique déséquilibré entre les principaux acteurs de la toile qu’il nomme « serveurs sirènes » (voir note) et une immense cohorte de créateurs et contributeurs captifs et non-rémunérés.  Des investisseurs donnent des millions de dollars à une entreprise mais sont incapables de concevoir que les individus, unique source de cette grande valeur, puissent avoir une valeur quelconque. L’auteur se livre à une critique en règle de l’usage du big data à usage commercial, mis en oeuvre par les Amazon, Facebook, Google et autres qui facilitent l’accumulation ultra-rapide de la richesse et d’influence à court terme mais dont les contenus sont soumis à la manipulation (faux avis, biais, mensonges, etc.) ce qui fausse les résultats. La règle aujourd’hui, qui n’est ni acceptable, ni viable socialement, c’est que « le gagnant rafle tout » , ne laissant que des miettes à ses concurrents, au terme d’un contrat inéquitable alors que les contributeurs ne perçoivent pas grand chose. De plus,  les anciennes digues ( syndicats, chartes, règlements, etc.)  sont de plus en plus inopérantes. Jaron Lanier plaide pour la rétribution des données personnelles mais en obligeant leurs détenteurs à dire lesquelles et où elles sont stockées.  Il propose que les individus perçoivent de nombreux et petits droits d’auteurs correspondant à leurs contributions, qui seraient les nouvelles digues de la classe moyenne et pour réorganiser également la  protection sociale. Cela passe par la création d’une  identité numérique universelle pour chaque internaute.

L’intérêt de ce copieux ouvrage  est de proposer des pistes iconoclastes qui méritent d’être sérieusement débattues, outre la mise en place sus-nommée de micro-paiements des innombrables contributions des internautes sur le réseau dans les blogs, sites, réseaux sociaux. Cette rémunération permettrait selon Lanier d’équilibrer et modérer la position archi-dominante des « serveurs sirènes » en étendant la sphère commerciale à l’espace de l’information. Une option optimiste qui reste à prouver. Le constat est clair pour lui, les consommateurs préfèrent être moins autonomes, au nom de la gratuité, qu’ils ne pourraient l’être avec un autre système de compensation. Pour autant, aucune baisse de prix si forte soit-elle, n’est porteuse de dignité économique si elle détruit nombre de bons emplois. L’économie d’Internet aujourd’hui c’est être une star ou croupir dans l’obscurité.

Lanier ne nie pas le conflit d’intérêt qui est le sien, lui qui collabore, entre autres, au service de recherche de Microsoft   » je fais partie de ce que je critique » ; mais il entretient des liens fréquents avec la plupart des créateurs de la Silicon Valley en apportant ainsi un éclairage argumenté et pertinent  à l’esprit qui anime ce centre névralgique des technologies de l’information. Surprises au rendez-vous quand il cite l’exemple de Peter Thiel, fondateur de Paypal et l’un des investisseurs de Facebook, qui donne des cours à Stanford dans lesquels il conseille aux élèves de ne pas penser en termes de concurrence sur un marché mais en termes d’une position à monopoliser. C’est un état d’esprit répandu dans la Silicon Valley où personne ne veut souffrir l’indignité de partager un marché avec ses concurrents. Tout le contraire d’une émulation stimulante telle qu’elle est présentée par les économistes idéologues libéraux et leur communicants.

Le livre apporte nombre d’utiles rappels qui situent l’influence grandissante des TIC et des réseaux sur la société occidentale. Ainsi, le secteur financier a considérablement augmenté depuis que l’informatique est puissante et le cout de la mise en réseau très réduit . Cette augmentation de la puissance informatique, combinée à une déréglementation désastreuse, ont abouti à la crise financière de 2008. Parmi les activités spéculatives, l’avatar le plus pernicieux est le trading haute fréquence. Autre rappel que les libéraux préfèrent oublier, le rôle clé de puissance publique dans l’avènement d’Internet:  » Sans Etat, on aurait très probablement assisté à l’essor de réseaux numériques incompatibles entre eux, privés pour la plupart, au lieu d’Internet, un réseau principal unifié« . Au détour des pages, le lecteur glane des réflexions lucides sur le marché de l’Art, à propos du système de formation des prix démesurés des oeuvres d’art  » Celles qui valent des fortunes sont une monnaie privée qui s’échange entre individus très riches« . L’un des intérêts du livre est de mettre à jour la curieuse philosophie de nombre d’acteurs de la Silicon Valley et de citer la déclaration d’un ingénieur de Google parlant du programme de numérisation des livres dans les bibliothèques: « Nous ne scannons pas les bibliothèques pour que les livres soient lus par les être humains mais par une intelligence artificielle. » Cette manière de voir trouve son paroxysme dans la Singularité, nouvelle religion qui pense qu’un point de rupture majeur adviendra dans quelques décennies lorsqu’une intelligence artificielle prendra le pas sur l’intelligence humaine. Nombres d’acteurs importants de la Silicon Valley visent à l’immortalité … Les adeptes de cette foi technologique  possèdent leur université sur un campus appartenant à la Nasa, au coeur de la Silicon Valley. Pour eux,  un monde parfait, sans la tragédie du cycle de vie biologique et sans risque, pourrait fonctionner sur la confiance et n’aurait pas besoin d’une économie. Il suffit d’y croire … L’un des initiateurs de la singularité est Raymond Kurzweill, pionnier de la reconnaissance vocale et aujourd’hui chercheur chez Google. Mais que devient l’homme dans ce monde technologique ? Que signifie être un clochard dans un monde technologique avancé ?

Jaron Lanier est  influencé par le sociologue Ted Nelson qui anticipa, voici 50 ans, les principes des interfaces homme-machine et reste l’inventeur du terme Hypertexte, comprise dans le préfixe http qui figure dans les adresses internet. Les idées de T.Nelson préfigurent également les conflits actuels entre les défenseurs de la propriété intellectuelle et les partisans de l’ouverture des créations et du logiciel libre. Sans surprise Lanier pose que le recours aux interdictions et les protections légales ne sont pas une bonne solution et penche nettement pour une rétribution des contributeurs sur la Toile.  Partisan d’une économie de l’information humaniste qui ne laisse personne sur le bord de la route, il pointe à juste titre que pour durer, les démocraties doivent être structurées pour résister à une politique du « gagnant qui rafle tout » dont la structure est en forme d’arbre. Impropre par conséquent assurer des revenus à la classe moyenne par une structure en forme de graphe. Mais l’humain n’est pas devenu obsolète et il n’a pas dit son dernier mot …

Un livre indispensable  pour comprendre et travailler sur de nouvelles pistes pour tenter d’endiguer ses dérives mais Lanier n’a pas la prétention d’apporter des solutions péremptoires, déplacées dans un pareil contexte.

 

Notes:

Les Serveurs sirènes: cités tout au long de l’ouvrage,  ces termes font référence aux femmes-oiseaux attirant à elles les marins dans l’Odysée d’Ulysee. C’est parce que les serveurs de ces géants atteignent rapidement une masse critique qui fait qu’ils attirent tout à eux au point de pouvoir contrôler l’ensemble de leur secteur d’activité, qu’ ils font penser à ces sirènes fatales.

Sur l’auteur:

Jaron Lanier est créateur de nombreuses start-up’s et inventeur de la « réalité virtuelle ». Il a collaboré avec les plus grandes firmes du Net et a vécu de l’intérieur les dérives qu’il dénonce. Il est par ailleurs passionné d’instruments de musique traditionnels.

On peut simplement  regretter que la traduction française souffre de quelques maladresses et lourdeurs d’expression.

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